S’il est un auteur en totale inadéquation avec le « je suis ce que je dis » du discours woke, c‘est bien Henri Michaux.
Son style, loin de la certitude et de l’affirmation d’une identité transparente à elle-même, relèverait plutôt d’une poésie qui ne cesse de dire la difficulté de coïncider avec soi-même.
Très tôt dans son œuvre, il circonscrit le lieu de ses « interventions » à un « Espace du dedans » qu’il va chercher à peupler par des tentatives d’appropriation du monde et de ses objets. Mais cet espace sera plutôt un lieu de désolation et d’inachèvement, en dépit d’efforts vainement répétés pour le peupler : «…mes propriétés sont toujours absolument dénuées de tout, à l’exception d’un être, ou d’une série d’êtres, ce qui ne fait d’ailleurs que renforcer la pauvreté générale.(1) »
Cette impuissance va de pair avec un sujet sans substance, transparent, comme celui de Plume, dont le nom illustre le parti pris de ne peser aucunement sur les choses. À la limite de l’inexistence, absent au monde, il ne tire sa substance que d’une absolue passivité. A l’inverse du sujet auto-déterminé, maître de ses choix, Plume est plutôt celui qui est traversé par les évènements. Ainsi dans « Un homme paisible », cette inconsistance le mène à la catastrophe, à une condamnation à mort ne suscitant de sa part qu’une indifférence polie : « L’exécution aura lieu demain. Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter ? Excusez-moi, dit-il, et il se rendormit. (2) » Cette sorte de doublon imaginaire d’un auteur en quête de légèreté, illustre un non parti-pris fondamental, à l’inverse de l’auto-affirmation du sujet du dico.
Cet effritement fait du sujet la proie de tous les débordements possibles. Par des entités intérieures issues du passé par exemple, comme le narrateur de Qui Je fus : « Je suis habité ; je parle à Qui-je-fus et Qui-je-fus me parle. Parfois j’éprouve une gêne comme si j’étais étranger (3) ». Cette étrangeté révélée, ce doute sur l’identité de soi à soi, est l’envers du discours woke qui tend plutôt vers la certitude du Un. Ces entités peuvent alors envahir les frontières poreuses du sujet pour en discuter la suprématie, le déborder dans une lutte intérieure annihilatrice.
Plus rien ne garantit l’intégrité du sujet et de son discours sur lui-même. Ce décalage, cette distance creusée entre le sujet et son être qui lui échappe, inexistante dans le discours auto-déterminé, ouvre ainsi une béance irrattrapable : « j’étais une parole qui essayait d’avancer à la vitesse de la pensée… Pas une ne voulut sur moi tenir le moindre pari.(4) » Cette béance, cet achoppement dans la saisie du sujet sur lui-même, Michaux tentera de l‘explorer tout au long de son œuvre.
Un texte illustre avec une terrible ironie ce qui peut arriver au sujet lorsqu’il se prend pour le moi : il est alors dans l‘incapacité de pouvoir stopper ce qu’il vient d’engendrer par la pensée, conséquence d’une compacité subjective qui le réduit à être objet de ses propres associations. Il s’agit de « N’imaginez jamais », étrange prescription de la part d’un écrivain : « Le thermocautère a quelque chose de sûr, de sans réplique. Son style est simple ; Je te vois, je te détruis. Quel admirable sillon il va pouvoir tracer dans les chairs indéfendables qu’il va rencontrer… Si exaltant dans le Je-tu, il est terrible dans le tu-moi, ou même dans le Je-moi. » (5) Cet outil médical qui ressemble fort à un stylo, devient ainsi un instrument à la mesure d’un sujet moique, au pied de la lettre, ainsi charcuté pour raviver l’écart entre les instances qui composent son assise habituelle (Je, tu et moi).
Comment ne pas voir la valeur prophétique de ce texte qui semble annoncer le danger d‘accorder la suprématie à l‘appareillage médical sur celui du langage et du signifiant, pour un sujet qui serait sans manque-à-être, idéal du discours woke et d‘une éthique de l’efficacité, octroyant à la science le pouvoir de redessiner les identités et les genres ?
1 Michaux H, Mes propriétés, l’espace du dedans, pages choisies, NRF Gallimard, 1985, p. 41.
2 Michaux H, Plume précédé de Lointain intérieur, NRF Poésie Gallimard, 1995, p. 140.
3 Michaux H, Qui je fus, cité par René Bartelé, Henri Michaux, Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1975, p. 11.
4 Ibid, p. 108.
5 Michaux H, La vie dans les plis, NRF Gallimard, 1985, p. 43.