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Le dernier dire

Par Yann Le Fur

Difficile de penser une parole qui pourrait être plus pleine qu’un énoncé que l’on saurait par avance être le dernier. Si pour beaucoup, les derniers mots ne se révèleront à cette place que dans l’après-coup du moment où l’on passe de vie à trépas, il n’en est pas de même pour ceux et celles qui les adressent volontairement avant de mettre fin à leurs jours.

Pendant longtemps la tradition a pu être celle de la suicide note, lettremanuscrite adressée aux proches, survenant souvent là où aucune parole n’avait été possible précédemment. La technologie et les réseaux sociaux ont décalé la trace écrite de cette déclaration vers une parole attrapée dans son lien à l’image via les webcams et conservée en ligne, jusqu’à ce que les services de modération des différents réseaux sociaux concernés interviennent pour la retirer. Pour autant le dire actuel d’un « je ne serai plus dans quelques instants » reste empreint de la forme omniprésente du dico contemporain : « je suis mort comme je le dis » s’énonce dans la continuité logique d’un « je suis ce que je dis ».

On peut trouver une trace des premiers passages à l’acte diffusés en direct via les fonctions live de certaines applications à peine quelques mois après leur mise en place aux alentours de 2007 et 2008, pratiquement la préhistoire des social media au regard de leur (r)évolution expresse depuis. Si les sciences sociales, par le biais de David Philipps, ont pu depuis longtemps repérer les différents effets du mimétisme et des identifications contemporaines sous la forme de l’Effet Werther, en référence au texte de Goethe, la recrudescence d’un tel phénomène au cours de la dernière décennie n’en demeure pas moins saisissante dans le déplacement de la fonction que peut désormais recouvrir la parole ainsi que par le déni affiché d’une subjectivité à l’œuvre. D’une parole qui pourrait permettre de freiner la pulsion, voire de délester du débordement d’angoisse qui assaille les sujets, on rencontre désormais aussi des paroles qui appuient et accélèrent ce qui reste toujours pour Lacan « de toute façon raté, complètement raté du point de vue de la jouissance (1) ». 

En mai 2019, Davia Emelia, adolescente malaisienne de 16 ans, a publié un sondage sur son compte Instagram pour demander à ses abonnés si elle devait « vivre ou mourir » (2). A la manière d’une foule massée dans les travées du Colisée, ceux-ci ont répondu très majoritairement, à près de 70%, qu’elle devait mettre fin à ses jours. La jeune fille s’est alors pliée à la sentence. 

En octobre 2021, c’est une blogueuse chinoise connue sous le nom de « Luoxiaomaomaozi » qui annonçait en direct à ses milliers de followers : « la vidéo qui va suivre n’est pas une publicité pour vendre des produits. C’est probablement ma dernière vidéo car je souffre de dépression »(3). Elle ingurgita en suivant une quantité mortelle de pesticide mélangée à une boisson gazeuse, perdant connaissance quasi instantanément. La spécificité de ce drame tenant ici dans le fait que pendant ce court laps de temps une partie de ces mêmes followers l’a encouragée à « boire plus vite » dans leurs commentaires, parachevant ici la manifestation en acte de la pulsion de mort libérant une jouissance inassimilable.

Lacan avait déjà souligné que « si cela se passe si souvent à la fenêtre, sinon à travers la fenêtre, ce n’est pas un hasard. C’est le recours à une structure qui n’est autre que celle du fantasme (4) ». Les écrans omniprésents de laptop et des smartphone, canaux par excellence du fantasme contemporain,sont désormais aussi devenus les nouvelles fenêtres d’expression pour ce déni mortifère de l’inconscient. 

Il revient donc à ceux et celles qui portent un autre discours de faire entendre la possibilité d’un accueil de cette parole et de la variété des tentatives d’opérer des décalages qui permettent de nouveau de tendre du côté du vivant. C’est ce que nous nous préparons à entendre au cours des prochaines journées de l’Ecole de la Cause Freudienne. 

1 Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 32. 

2 Réseaux sociaux : une jeune Malaisienne se suicide après un sondage sur Instagram

3 Chine : une célébrité se suicide en direct sur les réseaux sociaux en buvant des pesticides

4 Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 388.